François Calay

L'intrusion

moutonsL'INTRUSION, c'est le fait de s'introduire (par irruption), sans y être invité, dans un espace (physique, logique, relationnel) où la présence (de l'intrus) n'est pas souhaitée.
L'intrus peut être une personne humaine, un animal, un objet, et même un événement.

Le "complexe de l'intrusion" a été défini par le psychanaliste Jacques Lacan. Celui-ci a défini trois complexes : le complexe du sevrage, le complexe de l'intrusion, et le complexe d'Oedipe.

Voici comment je comprends cette évolution avec mes mots et mes ressentis : le petit garçon se détache de sa maman qui ne l'allaite plus (complexe de sevrage), il regarde autour de lui, et, oh horreur, il découvre qu'il n'est pas seul : il y en a d'autres, la fratrie, rien que des intrus (complexe d'intrusion) et en plus, il y a même papa, le partenaire privilégié de maman (complexe d'Oedipe).

C'est à la suite d'une démarche thérapeutique Lacanienne que j'ai pris conscience de la souffrance due à ce problème, et qui m'affecte depuis ma petite enfance jusqu'aujourd'hui : je ressens la majorité de ceux qui m'entourent comme ... des INTRUS !

Comment cela ?
Mon projet de vie
, l'équilibre cohérent que j'essaie de mettre en place, le désir d'harmonie, de paix, de silence dont j'ai besoin, tout cela est constamment perturbé par l'intrusion de gens ou d'événements qui n'ont pas leur place. Ceci concerne aussi bien ma vie, que le monde tel que je voudrais qu'il soit ou vers quoi je voudrais qu'il se développe.

Mille choses quotidiennes m'irritent au superlatif : pourquoi certains voisins tondent-ils leur pelouse le dimanche ? Pourquoi construit-on des maisons au bord des grand-routes ? De quel droit des avions à haute altitude font-il un ronronnement permanent au dessus de ma maison ? Pourquoi un film télévisé est-il entrecoupé de publicités ? Pourquoi une autoroute quasi vide est-elle limitée à 120 km/h ? Pourquoi le téléphone sonne-t-il à l'heure du repas ?

En parlant de l'intrusion avec différentes personnes, j'ai constaté que certaines, comme moi, y sont hypersensibles.
Cette hypersensibilité met en mouvement car il faut tout faire pour essayer de changer ces choses insupportables qui empoisonnent la vie !
Ce désir de changement oblige à se situer, à réfléchir, à s'affirmer, à prendre des risques. C'est l'aspect positif du complexe de l'intrusion : ceux qui en souffrent le plus se forgent des personnalités très fortes, des êtres qui osent être différents. Ils figurent d'ailleurs parmi les gens que je préfère : ceux qui agissent suivant leurs propres critères de vérité et suivent leur propre chemin, tels des pèlerins de l'impossible, au risque d'être taxés de personnes asociales et d'éternels récriminateurs.

Mais beaucoup (la majorité des gens sans doute) sont totalement indifférents à ce problème, ils ne connaissent pas l'intrusion. Voici ce qu'ils répondent : "il faut bien que les voisins tondent le dimanche puisqu'ils travaillent le samedi", "c'est moins cher de construire le long des grand-routes pour le raccordement des canalisations", "il faut bien que les avions volent pour que les gens puissent se déplacer", "il faut bien que la télévision passe de la publicité pour subsister", "c'est normal de limiter la vitesse sur les autoroutes sinon ce serait dangereux", et le top du top : "quand on téléphone à l'heure du repas on a plus de chance que la personne soit chez elle".

Ces gens n'ont pas l'air dérangés. Par rien.
Ils expliquent tout par "Il faut bien que ...", ou encore "ça se fait, c'est donc normal", etc.

Insupportable. Je sors de mes gongs.
Non, il n'est pas normal que des gens ou des situations s'imposent à ma vie alors qu'ils n'ont rien à y faire. Je ne le tolère pas.

Alors je me suis posé la question en profondeur : pourquoi suis-je comme cela, si traumatisé par l'intrusion ?
Bien sûr, je suis ultrasensible, atypiquement hypersensitif et surtout hyperacousique. C'est une première approche d'explication.

Mais là dessus viennent se greffer les traumatismes d'intrusion liés à mon histoire familiale, par exemple : la main coupée de mon grand-père (voir sa biographie ici), ou la déportation de mon père durant l'occupation allemande, ou l'auto-protection d'un milieu plutôt atypique soucieux de préserver sa propre spécificité.
Puis viennent les traumatismes d'intrusion directe dans ma propre vie, dont certains sont graves, et qui culminent, bien entendu, par mon accident de 1982 et ses conséquences.

Je suis donc empreint d'un grand nombre de traumatismes d'intrusion, que mon hypersensitivité a captés avec une intensité proportionnelle à son éveil et au nombre d'événements dont la vie m'a "gratifié".
Cela me fait fonctionner sur un mode constamment aux aguets, basé sur la méfiance plutôt que la confiance : "quel élément intrusif va-t-il encore me tomber dessus aujourd'hui ?"

Alors bien sûr, je fais des efforts sur moi-même ... je fais confiance puis je m'en mords les doigts, car étant atypique, la "norme" me convient rarement, ça se passe mal, etc.
Un bon fonctionnaire psychiatre me traiterait sans doute de "paranoïaque" ... ce à quoi je répondrais que c'est sans doute le seul dé que je puisse jouer pour défendre ma personnalité propre dans une société casino telle que la nôtre !
Mais c'est vrai : quand on a trop souffert, on est déformé. Reste à savoir survivre avec ses déformations. Et pour cela, je me débrouille sans psychiatre.

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Mais revenons à notre sujet : à l'opposé de ce que moi j'ai connu, j'ai l'impression que dans certaines familles l'intrusion n'existe tout simplement pas.

Quelqu'un m'a dit récemment : "mon téléphone portable est allumé 24 heures sur 24, mes enfants et mes amis peuvent me téléphoner quand ils veulent, jour et nuit, je suis à leur service, c'est d'autant plus important puisque que ma fille est enceinte, et que nous allons accoucher fin du mois". Cette même famille a d'ailleurs une maison en enfilade, dans laquelle ils traversent leurs chambres à coucher respectives pour se rendre à la salle de bains. Ils vont en vacances dans un pays méditerranéen dans lequel "on peut parler et se sentir familier de tout le monde, puisqu'on est dehors et qu'il fait chaud." Ils se posent d'ailleurs souvent la question : "est-ce que cela se fait ?", car si les autres le font, on peut le faire, c'est cela le critère de leurs choix existentiels.

Surréaliste, inouï ! Je ne saurais jamais subsister dans un tel mode de fonctionnement : j'aurais l'impression de renoncer à mon être le plus profond, à ma personnalité propre, celle que je défendrai jusqu'à mon dernier souffle.
Je n'ai aucune prétention d'être meilleur en quoi que ce soit, je spécifie seulement que je vis dans un système diamétralement opposé, mais tout aussi morbide et extrêmement stressant. Les excès sont tout aussi mauvais, que ce soit dans un sens ou dans l'autre.

Alors, comment survivre ?
Je suis dans un certain confort lorsque je suis entouré de gens sensibles à l'intrusion, car ils vivent leur vie de manière semblable à la mienne et me servent de filtre spontané face aux intrus.
Les plus grands choix relationnels de ma vie se sont faits spontanément dans ce sens. Malheureusement chaque caractéristique a son revers, et les personnes blessées par l'intrusion ne sont généralement ni ouvertes, ni confiantes, ni généreuses, ni spontanées ... C'est tout le problème des choix dans la vie : chacun a les qualités de ses défauts, et inversement.

Je suis d'ailleurs très attiré par les pays du Nord, dont les populations ont des comportements plus distants, et où je ressens un grand respect d'autrui. Est ce le froid, qui oblige à rester chez soi et qui rend les choses si calmes? Il serait alors l'intrus primordial bienvenu !

Pour achever cette réflexion, voici une photo prise dans une petite île au large de l'Ecosse, lieu quasi sans intrus dans lequel je me trouve en ce moment même où j'écris cette page :

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"L'histoire ne tolère aucun intrus, elle choisit elle-même ses héros et rejette sans pitié les êtres qu'elle n'a pas élus, si grande soit la peine qu'ils se sont donnée."
Stefan Zweig

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